Oriane Raffin

Journaliste multimédia

« Le RER exacerbe le pire comme le meilleur de l’humain »

5 nov, 2011 • Type de reportage: Articles

Vieux manteau noir sur les épaules et carnet à la main, Anne-Louise Sautreuil a passé un an à sillonner les réseaux franciliens. Dans « RER mon amour », la jeune journaliste raconte quatre saisons passées sur les rails. Entre trajets pépères, fiestas dans les rames et embrouilles sur les quais, récit d’une expérience qui dézingue les clichés.

Comment a-t-on l’idée de passer un an dans le RER ?

Adolescente, j’ai beaucoup emprunté de trains de banlieue et le RER C à Montmorency ou à Domont. Je percevais déjà des choses : des regards, des bribes de discussions. J’aimais bien imaginer la vie des gens, leur humeur ou leur métier. Et j’ai voulu aller plus loin, en les rencontrant.

Que découvre-t-on dans ces rames ?

En un an dans le RER, on découvre le meilleur comme le pire. Mais comme on parle surtout du pire, j’ai voulu me concentrer sur le meilleur. J’aurais pu écrire sur les retards, la violence ou les grèves… mais les médias traitent déjà beaucoup ces aspects. Ce que je voulais montrer, c’est que dans le RER, il y a des gens qui se croisent : des cadres, des ouvriers, des femmes de ménage, des étudiants, des touristes…

On côtoie une matière humaine extraordinaire, avec trois millions d’usagers chaque jour. Des grandes gares parisiennes comme Auber ou Châtelet, à celles, toutes petites, où on entend les oiseaux, comme Cesson, en passant par celles qui font peur : Villiers-le-Bel, Saint-Denis. Ce n’est pas « la » banlieue que les Parisiens imaginent comme une espèce de masse uniforme et inquiétante au-delà du périphérique, mais LES banlieues, multiples. Et le RER me l’a montré.

Justement, les lignes de RER n’exacerbent-elles pas les disparités entre les zones ?

Pas forcément. Si on prend la ligne D, qui passe à Saint-Denis ou à Garges-Sarcelles et qu’on continue plus loin, c’est beaucoup plus tranquille : Fosses ou Orry-la-Ville. Et quand ces Franciliens vont à Paris, ils passent par des banlieues plus sensibles. Adolescente, le RER m’a permis de mettre une image sur les noms des villes « inquiétantes », Epinay ou Villetaneuse. Et en y passant, forcément, on se mélange.

L’homme d’affaires qui va à Roissy avec le RER B passera obligatoirement par Blanc-Mesnil et la Courneuve. Un jour le groupe de tricoteuses que j’ai rencontré a croisé Mourad, le jeune chômeur perdu qui vit la nuit. Lui venait de se battre, elles, papotaient comme si elles étaient au coin du feu.

Comment arrive-t-on à entrer en contact avec un voyageur ? En général, chacun est dans son monde…

Pour moi, les passagers solitaires étaient comme enfermés dans des bulles. Il faut oser les percer ! La première fois, ce n’est pas facile. C’est bizarre d’être abordé. Quand on nous demande un renseignement, on a l’habitude. En revanche, quelqu’un qui nous demande simplement de faire un bout de chemin avec nous, c’est plus compliqué !

Mais on ne m’a quasiment jamais fermé la porte. J’expliquais ma démarche aux passagers. Souvent, ils riaient et commençaient par se plaindre des retards. Puis au fur et à mesure du parcours, ils se livraient. Une femme par exemple m’a expliqué comment le RER lui permettait de changer de peau : passer de la femme active à la mère de famille. Comme j’accompagnais les voyageurs jusqu’à leur station, c’est-à-dire leur travail, l’hôpital, la préfecture, leur domicile, je rentrais vraiment dans leurs vies.

Mais entre eux, les passagers communiquent peu…

Il manque l’audace, l’envie. Mais il ne faut pas s’y tromper, il y a des échanges. Les voyageurs utilisent beaucoup la communication non verbale. Ils font par exemple des grimaces pour exprimer un agacement quand quelqu’un écoute de la musique trop forte.

Contrairement au métro, les voyageurs prennent en général toujours le même RER, à la même heure, dans la même rame. Du coup on croise les mêmes personnes. Au fil du temps, il y a des signes de politesse, des sourires échangés. Parfois, cela va plus loin, les bulles explosent. Certains interviennent dans les conversations, un voyageur réagit au titre du journal du voisin, etc.

Dans certains cas, de vrais liens se tissent. Sur la ligne D, en direction de Melun, un groupe privatise « son » wagon. Ils fêtent tout ! Halloween, les anniversaires, ils fument et boivent dans la rame. La loi de la SNCF ne s’applique pas ! Mais après ils rangent et font le ménage, c’est vraiment comme chez eux.

Le RER peut-il changer la vie des voyageurs ?

Parfois, oui ! Laurent, le Béninois dont je parle dans mon livre, a commencé à jouer de la musique dans le RER entraîné par un ami au chômage. Grâce au soutien de voyageurs qui lui ont prêté du matériel, il a pu réaliser un CD.

Puis, des Béninois ont ramené l’album dans leur pays. Par le bouche-à-oreilles, il s’est retrouvé à la radio, là-bas. Un petit clip amateur tourné en France a suivi le même parcours. Mais tout cela, le musicien l’ignorait.

Quand il est rentré dans son pays, des fans l’ont reconnu à l’aéroport ! C’était une star au Bénin. Grâce au RER ! Laurent le voit comme une école de l’humilité, car les gens ne sont pas là pour t’écouter. S’ils prennent le temps de s’arrêter, de laisser passer un train, c’est que tu as vraiment du talent.

Cette année dans le RER vous a-t-elle fait changer de regard ?

J’ai surtout pris du recul. J’ai notamment rencontré des personnes qui ont vécu avant le RER. Ca remet en perspective ! Certes, aujourd’hui le réseau est à bout de souffle, notamment sur la ligne A. Mais à la fin des années 70, on l’appelait le « métro de l’an 2000 » : il représentait un progrès énorme. J’ai retrouvé une Une du Figaro qui titrait à l’époque « Il n’y a plus de banlieue ».

Pour moi, le RER est vieux et moche. Mais pour les personnes âgées qui ont emprunté les machines à vapeur, quand il n’y avait encore que deux trains par jour sur la ligne Bastille, qui allait à Boissy-Saint-Léger, le RER, c’était une révolution.

En passant un an dans le RER, on va donc au-delà des clichés ?

J’ai été le plus bousculée les fois où je suis arrivée avec des idées préconçues. Tous les voyageurs que j’avais croisés sur la ligne D m’avaient martelé : « après 20h, ne prends pas cette ligne, surtout à Garges-Sarcelles ».

Mais évidemment, en tant que journaliste, je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas y aller en soirée. J’ai tout de même demandé à deux amies de m’accompagner. C’était un vendredi soir, vers 23h. Plus on s’éloignait de Paris, plus le train se vidait et un groupe de jeunes semait la pagaille.

Une fois descendues à Villiers-le-Bel, on s’est retrouvées sur le quai. Comme il faisait froid, tous les passagers se sont rapprochés du chauffage. Et les gens ont commencé à parler. Une jeune fille nous a raconté qu’elle sortait d’un studio d’enregistrement. A la demande générale, elle s’est mise à chanter. Nous l’avons tous écoutée puis nous avons commencé à parler ensemble.

Quand le RER est arrivé, la discussion s’est poursuivie au chaud. Nous entendant rire, un autre jeune homme est arrivé. C’était vraiment un moment hors du temps. Et finalement, mes amies qui m’avaient accompagnée à reculons reconnaissent aujourd’hui encore avoir passé une super soirée.

Mais le RER ce n’est pas tout rose…

J’ai été marquée par la solitude de certaines personnes. Ainsi, une femme m’a raconté qu’elle fantasmait tous les matins sur un voyageur de sa rame. Elle se levait plus tôt pour avoir le temps de se faire un brushing, elle pensait à lui le week-end, lui avait même donné un prénom. Tout cela sans jamais lui avoir parlé ! Elle interprétait chacun de ses gestes, s’imaginant un coup de cœur réciproque. Elle a fini par mettre une annonce dans un quotidien gratuit. Mais il lui a seulement répondu qu’elle avait été courageuse…

C’est touchant de voir l’impact – positif ou négatif – que peut avoir le RER sur la vie. Il y a un côté hasard, destin, en fonction de la place qu’on a choisie. Mais c’est vrai que le RER exacerbe le pire comme le meilleur de l’humain. Dans un train bondé, les passagers se sentent comme des animaux, car ils veulent leur espace vital. Chacun a sa stratégie de protection. A certains moments, je me sentais sauvage, alors que moi, j’étais une sorte de naufragée volontaire, j’avais choisi d’être là.

D’ailleurs, mon entourage a très mal vécu cette expérience car RER, pour beaucoup, c’est synonyme de violence. Il fallait que j’appelle régulièrement pour les rassurer. Surtout que j’ai tout voulu voir, donc partir avec le premier train ou rentrer avec le dernier. J’avais l’impression d’être une reporter de guerre à leurs yeux, alors qu’en fait, certains jours, j’étais juste assise avec une mamie sur un quai en train de manger un jambon-beurre…

Et aujourd’hui, vous ne prenez sans doute plus le RER de la même façon…

Quand je pense au nombre de trajets que j’ai faits, avant, enfermée dans ma musique… Quitte à faire du RER, autant saisir cette richesse qui est à portée de main. Évidemment, comme dans la vie, on ne s’entendra pas avec tous les passagers. Mais il y a moyen de prendre des claques, de découvrir des personnes formidables. Maintenant, quand je vois quelqu’un, je sais qu’il peut m’étonner. Je m’attends à tout. Je ne me fie plus jamais à ma première impression. Je sais que ce sera forcément plus !

Propos recueillis par Oriane Raffin

Photo DR

« RER mon amour, un an sur les rails », d’Anne-Louise Sautreuil. Editions Fayard. 16 euros.

Interview publiée le 2 novembre 2011 sur le site du magazine Megalopolis

Tags : , , ,

Laisser un Commentaire